Présentation

INTERVIEW par Catherine Marcangeli Historienne de l’art / Maître de Conférences, Université Paris 7 Denis Diderot
(Interview by Catherine Marcangeli
Art historian/ Senior Lecturer, University of Paris 7 Denis Diderot-(english version at the bottom of page))

Catherine Marcangeli
Avant même de travailler des images, vous travaillez de la matière, qu’il s’agisse de la poussière de vos pastels, ou les pâtes de vos matières en fusion.
 
Brigitte Kull :
Je vis et travaille à Thionville, dans le bassin sidérurgique lorrain. J’ai grandi au cœur des paysages industriels, fascinée par les espaces hors dimensions des halles de coulée et par la transformation du métal. Dans mon enfance, mon père était ferronnier d’art et avait converti le garage en atelier de forge ; cet univers de matières en transformation m’a imprégnée et a alimenté mon langage pictural.
CM :
Vous parlez de fusion. Peut-être n’est-ce pas par hasard, alors, que l’une des formes récurrentes dans votre travail soit le réceptacle ?
 
BK :
Chez les alchimistes, l’athanor est la matrice où s’opèrent les transformations, les mutations, les fusions. Et dans la philosophie bouddhiste « le bol n’est utile que parce qu’il est vide ». Parfois, en grattant mes pastels qui redeviennent poussière, je pense à la pratique des moines bouddhistes qui créent leurs mandalas. Le travail sur le réceptacle est alors de l’ordre de la méditation – quoique je n’ai pas l’humilité de ces moines, qui effacent leurs œuvres à la fin…
 
CM :
Vous travaillez aussi sur le rapport de la forme à l’espace qui l’entoure, comme si le réceptacle permettait de contenir, de délimiter et définir l’espace, tout en le niant et en le déstabilisant.
 
BK :
Parfois quand je travaille la forme du réceptacle, je suis un peu comme un potier qui cherche la forme idéale. Mais mes réceptacles gardent toujours une sorte de maladresse, une perspective pas tout à fait mathématique, qui va chercher le point d’harmonie avec l’espace et la couleur. J’aime par exemple que les petits pastels suggèrent des espaces bien plus grands que notre échelle humaine. Ou bien que tel réceptacle ne soit qu’un point fixe que l’on peut identifier et nommer, au milieu d’un espace abstrait fait de matières et de traces, ou d’un « paysage » hors-dimension.
 
CM :
Parce que ce sont des formes simples, et récurrentes, certains de ces réceptacles sont à la limite de l’abstraction.
 
BK :
Pour sentir la dimension de l’espace il faut un point d’ancrage. Je ne sais plus qui disait merci à la lune parce que grâce à elle on peut appréhender l’espace infini qui nous entoure. Mes réceptacles abstraits sont un peu du même ordre. Ils sont aussi quelquefois juste des repères où intérieur et extérieur vont communiquer.
 
CM :
Vous travaillez souvent par séries, et vous déclinez d’autres formes simples – spirales, tours, échelles… Ces formes ont-elles des associations spécifiques ? Ou bien est-ce la géométrie de ces objets qui vous intéresse, autant ou davantage que leur potentiel métaphorique ?
 
BK :
C’est la rencontre d’une rigueur géométrique et d’une force métaphorique qui m’intéresse. Cette apparente rigidité mathématique vient, paradoxalement, renforcer les associations métaphoriques des objets – qu’il s’agisse de l’idée d’ascension contenue dans les échelles, ou des chemins introspectifs et insaisissables suggérés par les spirales dont la forme semble se perdre dans le temps, ou bien encore du sentiment d’isolement ou de séparation que nous inspirent ces tours fragiles lorsqu’elles mettent les réceptacles hors de notre portée. J’aime aussi le côté éphémère de ces constructions méthodiques et laborieuses. Il y a autant de jouissance à les construire qu’à les détruire, comme dans les jeux d’enfant… détruire et reconstruire.
 
CM :
Le médium lui-même fait toujours partie de l’image, et il participe au sens de l’œuvre.
 
BK :
Les médiums utilisés ont un rôle important, ils agissent directement sur la perception de l’œuvre. Ainsi dans les installations c’est la rencontre physique, la confrontation ou la combinaison matière/ forme/ espace qui produisent du sens. On y retrouve le charbon, la cire, la paraffine, les briquettes de lignite, autant de matières combustibles porteuses de chaleur et de lumière.
 
CM :
Vos matières, en particulier la cire d’abeille, sont souvent travaillées à chaud, si bien que l’image contient, donne à voir, le temps et la durée de sa réalisation. Cette technique implique aussi une certaine urgence dans le geste : il faut se dépêcher de figer cette image-là avant qu’elle n’aille se fixer ailleurs, autrement. Laissez-vous une part importante au hasard ?
 
BK :
Je joue avec le solide et le liquide, avec les pigments bruts. Cela permet de saisir des mouvements, des traces de gestes, des formes qui émergent et se gravent dans la matière en quête du point d’équilibre. Le hasard est l’élément invisible qui navigue sans arrêt au milieu de tout cela. Mais il n’apparaît réellement que lorsque tous les éléments sont en place et que l’on s’est suffisamment abandonné à ses suggestions, qu’on l’a laissé faire – ce qui ne revient pas pour autant à se laisser aller...
 
CM :
C’est une sorte d’apparition contrôlée… Apparition, c’est aussi le titre de votre série de chevaux. On a souvent l’impression que vos réceptacles apparaîssent ou émergent d’une profondeur, et se figent à la surface de la toile, s’y stabilisent, s’y inscrivent ; en ce qui concerne les chevaux, c’est le mouvement qui prime, comme si l’image s’arrêtait brièvement à la surface du papier, l’effleurait juste. Peut-être cette impression de fugacité est-elle dûe au médium utilisé, mais aussi à la manière de cadrer vos images ?
 
BK :
J’ai d’abord réalisé de nombreuses esquisses à l’encre, mais elles manquaient de texture. Alors j’ai fait des essais avec du bitume – matière issue d’une transformation, tout comme la cire. On s’en sert souvent pour protéger les sabots des chevaux. J’utilise le type de bitume employé pour la dorure ; le papier devient alors la plaque sensible de ces « apparitions ». La réaction du bitume sur le papier s’apparente un peu à celle de l’encre, mais avec la persistance par endroits d’une matière brute. Quant aux cadrages, ils sont un peu comme des « mauvais cadrages » : ils ne permettent de voir que des fragments, qu’une partie des choses. On saisit l’image au passage, du coin de l’œil.
 
CM :
Ce mouvement est aussi évidemment lié à l’énergie du cheval.
 
BK :
Le cheval, c’est la rencontre avec l’émotion du vivant. À la fois primitif et d’un raffinement suprême il se meut en harmonie dans son espace. D’une sensibilité extrême, sa rencontre est toujours liée au moment présent. Il est un rappel de ce qui nous relie au monde.
 
CM :
Vous travaillez aussi dans d’autres mediums, dont l’image numérique. Il s’agit là d’une matière, et d’une manière de manipuler l’image, radicalement différentes ?
 
BK :
Oui et non. Oui, car l’image numérique est impalpable, lisse et ne laisse pas de trace. Elle est de l’ordre de la pensée, de l’éphémère. Mais ce qui m’intéresse, c’est de la mettre en espace ; par exemple, dans Perspective Perceptive 2, l’image est transférée sur trois plaques de plexiglas transparent, et le cheval fait des allers-retours dans ce couloir, jouant avec la perspective du lieu. Dans Spirale 1, l’image numérique est projetée sur un bol de paraffine et s’inscrit donc pour un temps dans une matière, sertie au milieu une spirale de lignite.
 
CM :
Dans ces mediums, un autre type de temps est à l’œuvre, et structure l’image ?
 
BK : L’image photographique participe d’un temps en suspension, alors que la vidéo montée en boucle crée une répétition qui joue sur la distorsion du temps. C’est un temps vertical, en boucle, donc dans un certain sens hors du temps, qui se superpose avec notre temps chronologique et linéaire.  
CM :
Vous faites aussi du Vjing pour le groupe hypnorock Myster Möbius, pour qui vous créez également des vidéos. Que vous apporte ce type de collaboration ?
 
BK :
Dans le Vjing c’est la rencontre image/musique qui m’intéresse. D’un côté la boucle musicale et sa progression, de l’autre le temps de l’image et son mouvement. Deux formes d’expression autonomes qui se croisent et se complètent, sans être redondantes. Collaborer avec d’autres artistes, qui plus est des musiciens, pose des questionnements inédits sur la place de l’image, son rôle, son déroulement dans le temps, son impact physique, sa perception. Le Vjing implique le recyclage d’images extraites de leur contexte d’origine. Cela permet de mettre en exergue leur sens, leur force ou leur absurdité… et de les sortir de leur boîte (télévision, cinéma, internet ) pour leur donner une place dans un espace physique.
 
CM :
Ce travail n’a rien à voir avec la solitude de l’atelier, ni avec le public habituel des musées et des galeries.
 
BK :
J’apprécie beaucoup ce lien différent avec un public différent. Bien que je prépare mes boucles vidéo au préalable, le déroulement live inscrit l’image dans l’instant présent. J’aime ce rapport direct au public, avec lequel je peux partager une émotion à l’instant T grâce à la musique. Le Vjing est une manière stimulante de jouer avec la technologie : il me permet d’apprendre un autre langage, de manipuler et de vivre l’image autrement. Ensuite, je retrouve le silence de l’atelier, et mon travail de peintre.

 ____________________________________________________________________
English version :
Interview by Catherine Marcangeli
Art historian/ Senior Lecturer, University of Paris 7 Denis Diderot
Catherine Marcangeli:  Even before you work on images, you work on the medium itself, be it the dust of your pastels or your molten impastoes.

Brigitte Kull:  I live and work in Thionville, at the heart of the Lorraine region’s steel industry. I grew up in those industrial landscapes, fascinated by
larger-than-life foundries and molten metals. When I was a child, my father was a wrought-iron craftsman, and he had turned the garage into a forge. Seeing materials going through such transformations has left a mark, and has influenced my pictorial vocabulary.

CM: You talk of melting processes. No wonder, then, that receptacles and containers should recur in your work.

BK: For archemists, the anathor is where transformations, mutations and fusions occur. And in Buddhist philosophy, “the bowl is only useful because it is empty.” Sometimes, as I rub my pastels, turning them back into dust, I think of the way Buddhist monks create their mandalas. Working on the
receptacles becomes a kind of meditation – though I lack the humility of those monks who eventually delete their works…

CM: You also tackle the relationship between shapes and the space that surrounds them, as though the receptacle contained, delineated and defined space, while also negating and destabilising it.

BK: Sometimes when I work on the receptacles, I’m like a potter aiming for the ideal shape. But they always retain a kind of awkwardness. The  perspective is never quite right as it strives for balance with space and colour. For example, I like the fact that the small pastels suggest much wider spaces, well beyond the human scale. Or that some receptacles are just a fixed and identifiable point in the midst of an abstract space made of materials and traces, or in the midst of a vast “landscape.”

CM: Because these receptacles are simple recurring shapes, they are on the verge of abstraction.

BK: To get a sense of space, you need an anchor, a point of reference. I forget who thanked the moon, because I forget who thanked the moon for enabling us to apprehend us to apprehend the infinite space that surrounds us. My abstract receptacles are somewhat similar. And sometimes, they are just landmarks that make it possible for the inside and the outside to communicate.

CM: You often work in series, with other simple shapes – like spirals, towers, ladders… Do these shapes have specific associations and connotations for you ? Or are you more interested in the geometry of the objects than in their metaphorical potential?

BK: I’m interested in the encounter of rigorous geometry on the one hand with metaphorical power on the other. Paradoxically, this apparent mathematical inflexibility feeds into each object’s metaphorical associations – be it the idea of an upward movement suggested by the ladders, or the ungraspable inward movement of spirals lost in time, or the feeling of isolation and separation evoked by the fragile towers that keep the receptacles out of our reach.
I also like the ephemeral quality of these methodical and laborious constructions. I derive as much pleasure from building them as I do from destroying or dismantling them, just like in childhood games… destroying and building up again.

CM: The medium itself is always part of the image, and it contributes to the meaning of the artwork.

BK: The media I use play an important part, they have a direct influence on the way we perceive the works. For example, in the installations, what produces meaning is the physical encounter, the confrontation or the association between materials, shapes and space. The pieces are made of coal, wax, paraffin, lignite briquettes – combustible materials which bring heat and light.

CM: The materials you work with, particularly bees’ wax, are often molten. The image itself thus displays the process and the very time of its making. This technique also implies a certain urgency in the artist’s movement, as if you must hurry to capture that particular image before it turns into another. To what extent do you factor in chance in the way you work?

BK: I play with solids and liquids and with raw pigments. This enables me to capture movements, gestures, traces, shapes that emerge and find a balance in the materials.
Chance is an invisible factor at work throughout. But it only becomes visible when all the elements have found their place, after you have let it do its thing – which is not the same as letting yourself get carried away…
CM: You’re talking about a kind of controlled apparition… Apparition is also the title you have given to your Horses series.  With the receptacles, one often gets the impression that the objects emerge out of the depths of the canvas and settle on the surface; whereas with the horses, the sense of movement is all-important. It is as if the image stopped briefly on the surface of the paper, just brushing past it.  This impression of a fleeting movement might be due to the medium, and to the way you crop your images?

BK: I started off doing a lot of ink sketches, but they lacked texture. So I experimented with bitumen – a material that is the end-product of a transformation, just like wax. It is often used to protect  horses’ hoofs. I work with the kind of bitumen used for gilding. The paper then becomes a kind of photosensitive surface where those “apparitions” happen. Bitumen reacts a little like ink, but it leaves textured areas on the paper.
As for the cropping, it is deliberately off kilter. You can only see fragments of things. You catch the image in passing, from the corner of your eye.

CM: This sense of movement also stems from the energy of the horse.

BK: The horse encapsulates the emotions triggered by a living thing. It is both primitive and supremely refined, and moves gracefully within its space. It is infinitely sensitive and anchors us in the present moment. It is a reminder of what links us to the world.

CM: You also work with other media, including digital images. The medium, and the way of manipulating images, are radically different here.

BK: Yes and no. Yes, because digital images are impalpable, slick, they leave no trace. They are like thoughts, ephemeral. But I’m interested in how they can be set in space. For example, in Perceptive Perspective 2, the image runs over three transparent plexiglass sheets, and the figure of the horse plays with perspective as it moves back and forth along that corridor. In Spiral 1, the digital image is projected onto a paraffin bowl and thus becomes ensconsed into the texture of the material, in the middle of a spiral made of lignite.

CM: Doesn’t the digital medium also involve a different kind of time, which structures the image?

BK: The photographic image exists in a suspended sort of time, whereas video loops distort time through repetition. This is a kind of vertical repetitive time, outside of time so to speak, which overlaps with our linear chronological time.

CM: You also Vj and you have created videos for the hypnorock band Myster Möbius. What do you get from such collaborations?

BK: What I like about Vjing is the encounter between image and music. On the one hand, the loop-like progression of the music, and on the other hand the specific time and movement of the images – two  autonomous means of expression that overlap and complement each other, without being redundant. When I collaborate with other artists, and particularly musicians, I confront new questions concerning the place of images, their role, the way they evolve in time, their physical impact and the way they are perceived.
When I Vj, I recycle images that are taken out of their original context, which enables me to emphasize their meaning, their strength or their
absurdity… I also take them out of their box (television, cinema, the internet) in order to give them a physical space.

CM: It’s a far cry from the loneliness of the artist’s studio, and from your usual relationship with museum or gallery visitors.

BK: I enjoy this different relationship with a different audience. Although I prepare my video loops beforehand, the  images come into their own in the present moment of the live performance. I like that direct rapport with the audience, and I can share an immediate emotion with them thanks to the music. Vjing is a stimulating way of experimenting with technology: it enables me to practise a new visual language, to manipulate and experience images differently. And then I return to the silence of my studio, and to painting.

Translation, Catherine Marcangeli